[English] Everybody should play Dungeons and Dragons

Tout le monde devrait jouer à Donjons et Dragons

Nous sommes le samedi 3 juillet 2021, il est 13h55 à Montréal, 19h55 à Toulouse. Je n’ai pas compté les heures au cours des derniers mois que j’ai passé à me préparer pour ce moment. Le niveau de stress est élevé, autant que l’excitation. Dans cinq minutes, trois personnes à Montréal et deux autres à Toulouse vont se rejoindre sur un serveur Discord. Elles ont déjà créé un compte sur Roll20, les feuilles de personnage sont prêtes, il n’y a plus qu’à lancer le départ officiel de notre campagne de Donjons et Dragons.

En dépit de son titre qui laisse penser que cet article s’adresse d’abord à celles et ceux qui ne jouent pas à Donjons et Dragons, cet article parlera de fait plus à la population déjà familière avec le jeu, et avec les jeux de rôle sur table de manière générale. Et pourtant, si je ne m’interdis pas d’être spécifique, je crois que le sous-texte a une portée qui dépasse le seul cadre du jeu. Voici donc ma tentative presque désespérée de conserver avec nous une majorité de potentiels futurs membres de cette belle communauté : en citation de Wikipedia, une définition suffisamment large de ce qu’est un jeu de rôle sur table.

Le jeu de rôle sur table (de l’anglais tabletop role-playing game) ou jeu de rôle papier (d’après pen-and-paper role-playing game), simplement appelé jeu de rôle ou JDR par ses pratiquants, est un jeu de société dans lequel les participants conçoivent ensemble une fiction par l’interprétation de rôles et par la narration, dans le cadre de contraintes de jeu qu’ils s’imposent. Les joueurs de jeu de rôle sont appelés « rôlistes ». Dans sa forme traditionnelle, ce jeu rassemble les joueurs durant la partie autour d’une table, avec communément pour accessoires des dés et feuilles de papier. Il rassemble aussi des joueurs pour des parties sur Internet, et a inspiré d’autres formes de jeux de rôle ludiques tels que le grandeur nature et certains jeux vidéo.

Pour ma première campagne en tant que maître du jeu (ou maître du donjon, abrégé MD) (et une de mes premières parties de jeu de rôle sur table), je lisais partout sur internet où l’on voulait bien livrer son expérience, que le module d’aventure la Tombe de l’Annihilation était peut-être le plus difficile à conduire pour un MD, et en conséquence fortement déconseillé aux MD inexpérimentés. Il est donc tout naturel pour mon esprit de contradiction de s’être obstiné à commencer par celui-ci. Nous voilà maintenant dix-huit mois plus tard, environ 120 heures de jeu réparties sur une trentaine de sessions se sont écoulées, et … fait amusant : nous n’avons toujours pas mis un pied dans ladite tombe de l’annihilation. Aucune importance, tant mieux même oserai-je dire tant ce qui compte, ce n’est pas l’arrivée, c’est la quête (je devais citer Orelsan, c’est maintenant chose faite). Je ne sais pas si c’était une bonne idée de commencer par ce module. Ce que je sais, c’est que je ne m’arrêterai pas à celui-là. À noter que si je m’appuie toujours largement sur les éléments du livre officiel, j’ai pris la liberté d’en modifier beaucoup, et d’en ajouter d’autres pour mon plus grand plaisir créatif, ce qui a pu contribuer à allonger la sauce.

Un an et demi, c’est une expérience de MD qui reste modeste, mais qui laisse déjà pas mal de place pour l’expérimentation. J’ai le sentiment que ma recette d’une bonne partie de Donjons et Dragons a beaucoup évolué. J’ai conservé beaucoup d’ingrédients d’un soir, et j’en ai jeté d’autres au cours des épisodes de notre campagne principale, ainsi que des aventures one-shots que j’ai organisées.

Cela a beau être un loisir, je prends D&D au sérieux, et je sais que je ne suis pas le seul à le faire. Je ne compte plus les heures que j’ai passées à lire des modules officiels, à naviguer sur des forums, à apprivoiser Roll20, à débriefer les parties avec mes joueurs, à suivre des chaînes Youtube comme les Dungeons Dudes, WASD20, Ginny Di, XP to Level 3, et bien sûr à analyser parfois plus que suivre quelques extraits de parties en direct, comme l’incontournable table de Matthew Mercer : Critical Role.

Se lancer dans D&D est aujourd’hui plus facile que jamais au vu du foisonnement de contenus disponibles pour qui débute de comprendre - non seulement les règles du jeu - mais surtout à quoi peut ressembler une partie typique (car sous ce rapport, un épisode de The Big Bang Theory ou Stranger Things, bien que j’aime ces deux séries pour ne citer qu’elles, ne nous informe pas beaucoup).

Je me sens beaucoup plus autonome et légitime aujourd’hui dans la préparation des parties, si bien que je ressens moins le besoin de revenir systématiquement à ces contenus, mais il m’arrive de les revisiter pour le plaisir, et d’en chercher de nouveaux, afin d’ajouter de nouvelles perspectives à ma façon de voir le jeu.

DnD dans Big Bang Theory

Plus je forge mon expérience, plus je suis sûr qu’un aspect du jeu en particulier tel qu’il est pratiqué aujourd’hui transcende absolument tous les autres. Je ne parle pas du role-play, de l’exploration ou du combat qui sont traditionnellement présentés comme les trois piliers sur lesquels repose le jeu. Je parle d’un aspect plus fondamental, plus constitutif encore de l’expérience, le seul qui en réalité a une importance telle que le jeu ne peut exister si on le retire. Si vrai que chacun en a à la fois conscience et tend à oublier à quel point il est important de le soigner. La seule raison qui fait que je le prends autant au sérieux, et qui me donne à croire que tout le monde devrait jouer à Donjons et Dragons.

Une expérience sociale avant tout

Peut-être plus que tout autre jeu, D&D est avant tout une expérience sociale.

Cela implique que la motivation des joueurs à venir jouer est conditionnée par la qualité des relations et de la communication dans le groupe. La confiance est au cœur de l’expérience, les joueurs doivent pouvoir compter les uns sur les autres, pour maintenir un climat favorable à leur plein épanouissement.

En tant que rôlistes, nous avons la capacité de tolérer un certain degré de dysfonctionnement dans différents aspects du jeu. Une incohérence dans le déroulement de l’histoire, une mauvaise lecture d’une règle, un bug dans Roll20 : voilà des exemples de dysfonctionnements qu’il faut être capable de traiter avec une certaine légèreté. Dans une certaine mesure, ils font partie du jeu, ils sont généralement faciles à traiter et il est rare qu’ils entachent durablement notre plaisir de jeu. Mais il existe un autre type de dysfonctionnement auquel un groupe est exposé : les dysfonctionnements dans le groupe lui-même. Or si l’on peut négliger beaucoup d’aspects du jeu, en aucun cas cette dimension sociale n’en fait partie.

Constituer un groupe de personnes prêtes à s’investir sur le long terme pour partager une histoire commune, prêtes à consacrer régulièrement une part non négligeable de leur temps à ce loisir, c’est compliqué. C’est quelque chose qui demande de l’énergie, de l’engagement de la part de tous, c’est donc précieux, et il faut le soigner. Une part importante du plaisir de jouer nous vient de ce que les autres sont prêts à nous partager. Pas de partage, pas de D&D.

Il sera toujours possible de jouer les explorateurs dans Pokémon Go, de stimuler notre imagination en lisant un roman d’aventure, d’inventer un monde en écrivant un roman, de s’inscrire dans un club de théâtre pour faire du role-play, de se laisser happer par World of Warcraft, ou encore d’enchaîner les combats tactiques dans Fire Emblem. Le potentiel de D&D est peut-être supérieur à la somme de toutes ces expériences, mais le groupe doit travailler ensemble pour que ce potentiel soit pleinement déployé.

D&D c’est une école des compétences sociales, peut-être le meilleur team building du monde, et tout le monde à tout âge peut y trouver un support pour devenir une meilleure version de lui-même. Voilà ce qui à mon sens justifie de le prendre au sérieux, et donc d’investir du temps spécifique dédié à l’amélioration de l’expérience de chacune et chacun à la table. En réalisant cet investissement, en mettant en place des règles et des outils spécifiquement conçus pour favoriser un climat de confiance et de bienveillance, non seulement nous nous donnons les moyens de devenir de meilleurs rôlistes, mais de meilleurs êtres humains.

Le pacte social

J’ai profité d’une pause estivale dans notre campagne pour réfléchir à cette question, dans un moment où certaines interactions m’ont fait sentir que le groupe perdait toujours un peu plus de vue ce facteur primordial, et plus grave encore, qu’il ne mesurait pas les potentielles conséquences sur le long terme.

De cette réflexion a émergé l’idée d’un pacte social que j’ai présenté aux membres en introduction de ce que j’ai appelé la saison 2 de notre campagne (comprendre la deuxième année d’existence). Bien que difficile à mesurer, encore plus d’ailleurs avec le peu de recul, j’ai toutefois l’impression que cette réédition de notre session zéro a eu un effet largement positif. Si bien que je suis toujours plus convaincu d’une évidence si évidente à énoncer qu’elle semble stupide : la première chose dont il faut s’assurer avant de préparer une partie, est que les joueurs ont envie de jouer.

Comme je le disais, c’est évident. Si évident que je l’ai toujours su, avant même que la première personne d’expérience ne m’énonce cette évidence. Ce qui l’est moins, c’est comment garantir que cela perdure dans le temps. Beaucoup de curieux ont envie d’essayer D&D, certains sont même très motivés, mais comment faire en sorte que celles et ceux qui souscrivent à l’univers aient envie de revenir pour une autre partie, et une autre encore après celle-ci ? Je passe toujours plus de temps sur cette question, et j’en viens à considérer qu’en tant que MD, ma première responsabilité, avant de concevoir un donjon, avant d’être un référent des règles, est de mettre en place les conditions qui permettent à tous de se faire des gardiennes et des gardiens d’un pacte de bienveillance, supposé être la seule condition non-négociable à laquelle tout le monde acceptera de revenir.

Je ne me fais pas d’illusions sur l’efficacité dans le temps d’un tel pacte s’il n’est pas régulièrement rappelé, s’il ne transparaît pas dans chacune des interactions entre les participants. Il s’agit d’un processus, c’est pourquoi non seulement ce pacte est susceptible d’être modifié, mais encore il doit être constamment démontré et nommé, même si cela paraît superflu, jusqu’à ce que les lois deviennent culture. C’est un petit prix à payer pour que l’histoire que nous construisions ensemble, sessions après sessions, se poursuive le plus longtemps possible.

Dans l’esprit des principes SRE qui permettent à des géants du numérique d’innover sur des systèmes utilisés à l’échelle mondiale, tout en en garantissant la stabilité, nous ajoutons de nouveaux chapitres à notre histoire prudemment, en nous assurant que chacun continue d’être inspiré par elle et d’en tirer quelque chose de positif. Car à la fin, l’histoire, les règles et les personnages sont secondaires. Ce qui reste, c’est le souvenir d’avoir construit quelque chose entre nous, juste pour nous, et la fierté de l’avoir fait tenir le plus longtemps possible.

Voici les règles de la table qui font l’objet de ce pacte, telles que je les ai présentées au groupe.

Je les livre pour des intérêts multiples, incluant notamment la récolte d’éventuelles impressions s’il devait en être, mais aussi pour satisfaire ma curiosité future de découvrir dans quelle mesure celles-ci auront évoluées si elles devaient évoluer, ce que je soupçonne, ce que je souhaite.

Par ailleurs, je vous laisse l’exercice d’y trouver un parallèle avec vos expériences personnelles et professionnelles, qui existent en dehors de D&D.

Les règles

Je prends les commandes, vous avez les commandes

Il peut arriver d’avoir spontanément la sensation de trop capter la lumière des projecteurs, au détriment de la visibilité des autres membres du groupe. Lorsque la situation se produit, notre sens civique peut nous pousser à réduire l’espace que nous occupons. Mais les bonnes intentions ne sont utiles que lorsqu’elles sont comprises par les autres. C’est pourquoi il est important d’exprimer clairement cette intention et non de leur laisser le soin de la comprendre par eux-mêmes.

Prenons le cas de Bernadette qui sait avoir tendance à laisser sa forte personnalité prendre beaucoup de place, le plus souvent au détriment de Léonard qui peine à saisir les opportunités d’avoir de l’impact sur le déroulement de l’aventure. Après une heure de jeu, Bernadette qui n’a pas beaucoup entendu Léonard décide de prendre du recul afin de lui laisser l’opportunité d’entrer en scène. Cependant, Léonard qui à ce moment cumule une dizaine de tentatives infructueuses de faire entendre ses idées, a définitivement accepté son rôle de figurant. Si bien que la fenêtre ouverte par Bernadette passe inaperçue. Assez vite le naturel de Bernadette revient au galop et reprochant silencieusement à Léonard son manque d’initiative, elle retrouve la place qu’elle avait bien voulu libérer, l’espace de quelques minutes de temps mort.

Bilan des courses : deux perdants qui se reprochent mutuellement et silencieusement leurs travers. Voyons maintenant comment le film aurait pu se dérouler si Bernadette avait explicité sa main tendue à Léonard.

- (Bernadette) Ça sent le piège à plein nez dans cette salle, j’ai encore trois charges d’Image miroir dans mon objet magique que je pourrais utiliser pour scanner la pièce, mais j’ai le sentiment de prendre toute la place. Léonard, une idée lumineuse ?
- (Léonard) Ah ? Heu, je pourrais lancer Détection des pièges si ça va à tout le monde.
- (Groupe) Carrément, go !

Bilan des courses : deux gagnants.

Pour cette règle que j’ai nommée Je prends les commandes, vous avez les commandes en référence à une scène de l’excellent film Sully dans laquelle les deux pilotes se donnent les commandes de l’avion en l’explicitant avec l’échange de cette formule courte et élégante, comme pour les autres règles que je présenterai juste après, le partage équitable du temps de projecteur est une préoccupation centrale. Mais une partie de D&D n’est pas un débat politique à la télévision, tout n’est pas affaire de chronomètre, et l’égalité n’est pas toujours égale à équité. Dans un contexte différent, Léonard aurait très bien pu assurer à Bernadette que tout est au mieux, et qu’il prend du plaisir à la voir dérouler son plan de match autant que s’il avait lui-même été au centre de l’action. Il n’est pas toujours nécessaire de rétropédaler sur le champ.

Le prolongement de cette réflexion m’a conduit à réfléchir à la valeur du consentement, et aux différents biais de circonstance qui peuvent être exploités volontairement ou involontairement de sorte que l’effet d’une telle règle ne soit plus bénéfique, mais au contraire, en vienne à donner une forme de légitimité à la personne qui prend le plus de place. Supposons qu’en plein climax, Bernadette interrompe la séquence dans laquelle son personnage est centrale pour mettre en pratique cette règle, et que le reste du groupe, fortement désireux de découvrir la conclusion des événements, la rassure dans ce sens, cela ne doit avoir valeur de consentement que pour cette séquence, et non pour tout le reste de la session.

Le méta, c’est bon pour c’que t’as

Le plaisir peut venir du role-play, ou des révélations de l’histoire, mais il peut aussi naître du déroulement sans accrocs d’une tactique de groupe finement élaborée en équipe pour venir à bout d’un ennemi. Or le format de D&D ne permet pas toujours de concilier facilement ces différentes sources de plaisir dans la résolution d’une situation donnée.

Certes, il y a rôle dans “jeu de rôle”, mais si le role-play doit s’imposer au détriment du plaisir du “jeu”, alors on ne gagne pas à prendre cet aspect trop au sérieux. L’idée derrière cette règle est donc de rappeler - s’il était nécessaire de le faire - que les membres d’un même groupe peuvent avoir des attentes très variées. Sans l’énonciation de cette règle, il est très facile de laisser la personne la plus investie dans le role-play imposer sa façon de jouer au reste du groupe. Or, cela peut intimider celles qui sont les moins à l’aise avec cet aspect du jeu, jusqu’à ruiner leur expérience au complet. On trouve un peu de cet esprit dans la première règle que j’ai énoncée plus haut. Ici le point est de légitimer clairement le méta-jeu. Que ce soit dit : le méta-jeu, c’est ok. D&D est tout aussi susceptible de ressembler à une session de théâtre vivant, qu’à une partie de Risk, ainsi qu’à tout un spectre qui existe entre les deux. Une portion de la communauté pourra trouver ce parti-pris nuisible à leur plaisir de jeu. En ce qui me concerne, j’adore le role-play, mais je suis prêt à en sacrifier autant que nécessaire si cela permet d’éviter une situation comme celle-ci.

- (Bernadette) Léonard je joue juste après toi, si à la fin de ton tour tu sors ton barbare de la mêlée, je peux utiliser mon parchemin de boule de feu pour faire une belle brochette de gobelins, sans risquer de te blesser !
- (Léonard) Hum, mon personnage est actuellement assourdi, il ne peut donc pas t’entendre. Par ailleurs, je ne pense pas que reculer serait une idée qui lui viendrait spontanément à l’esprit. Je vais donc rester là, désolé.

Cela ressemble à une situation banale, mais imaginons que cela se présente au terme d’une session de plusieurs heures de jeu au cours desquelles Bernadette n’a pas encore eu l’occasion de faire preuve de beaucoup d’initiative, et a raté la plupart de ses jets de dés importants. Ajoutons pour augmenter le drame, qu’elle a ce parchemin dans son inventaire depuis plusieurs sessions et qu’elle était particulièrement fière d’avoir pensé à l’utiliser. On peut imaginer la frustration de Bernadette après la réponse de Léonard, qui ne mesurait probablement pas l’enjeu pour elle et qui pensait même servir le meilleur intérêt de tout le monde en préservant le quatrième mur. Les dieux du role-play sont satisfaits, mais il y a de bonnes chances pour que Bernadette ne revienne pas la semaine prochaine. Refaisons le film avec la règle.

- (Bernadette) Léonard je joue juste après toi, si à la fin de ton tour tu sors ton barbare de la mêlée, je peux utiliser mon parchemin de boule de feu pour faire une belle brochette de gobelins, sans risquer de te blesser !
- (Léonard) Hum, est-ce que mon personnage serait susceptible d’entendre cet ordre dans la mesure où il est assourdi ?
- (MD) On va trouver une façon de raconter ça si tu es en phase avec l’idée de Bernadette.
- (Léonard) Aucun souci, je vais me désengager et reculer de 30 pieds.
- (MD) Au moment où tu prépares à porter un coup de masse, tu remarques que les gobelins qui se tenaient prêts à encaisser changent d’attitude. Ils affichent un air de panique soudaine. En plongeant ton regard dans leurs yeux, tu vois le reflet d’une éblouissante source de lumière. Tu te retournes et tu vois le personnage de Bernadette en train de contenir une énorme boule de feu, prête à partir dans ta direction, tu te précipites pour te mettre hors de portée.

On notera que si interprétée de façon trop littérale et systématique, cette règle pourrait encourager une joueuse ou un joueur amoureux de combats tactiques à trop souvent introduire des temps morts servant à élaborer une stratégie complexe au début de chaque round. On imagine facilement comment cette tendance peut fortement ralentir le rythme du jeu, au risque de le rendre ennuyeux pour tout le monde. Il se peut qu’une petite dose de risque et d’improvisation serve mieux le bon déroulement de la partie qu’un point stratégique, en particulier quand le danger n’est pas clairement identifié. Comme toujours lorsqu’il s’agir de règles pour D&D, l’important est d’en saisir l’intention, qui dans ce cas, vise à éviter la censure systématique d’une joueuse ou d’une joueur à qui il viendrait une idée lumineuse que l’on s’interdirait d’exécuter au nom de la préservation du sacro saint role-play.

Par ailleurs, afin de ne pas gâcher le plaisir des joueurs, le MD doit s’engager à ne pas adapter le comportement des monstres à la lumière des informations échangées ouvertement dans le groupe. Une stratégie est souvent basée sur une prédiction faite sur le comportement d’un ennemi ou d’un groupe d’ennemis. Si tous les ennemis sont omniscients, définir des stratégies devient contre-productif.

N’est pas acteur qui le veut

Avec un bon niveau de confiance, les joueurs peuvent se sentir suffisamment en sécurité pour amener le role-play à un niveau d’engagement qui dépasse cette fameuse question : “qu’est-ce que mon personnage ferait dans cette situation ?”.

Chacun peut progressivement passer de la troisième personne à la première personne, et même finir par s’improviser acteur, que ce soit pour s’investir émotionnellement dans un moment dramatique, ou pour amener de l’humour à une séquence que l’on a envie de rendre plus légère. On ne peut pas forcer ces moments, mais lorsqu’ils surviennent, ils sont précieux et il est important de les encourager.

Cependant, il est important de se rappeler qu’à moins que vous soyez un des membres de Critical Role, les personnes autour de vous ne sont pas des actrices ou des acteurs professionnels. La frontière entre le jeu et le non-jeu peut se brouiller très rapidement, et même lorsqu’elle reste intacte, une joueuse ou un joueur pourrait éventuellement se trouver affecté de voir son personnage être trop souvent la cible de notre humour ou de nos décharges émotionnelles, y compris lorsque cela nous paraît anodin.

L’idée de cette règle n’est pas de définir une limite à ne pas dépasser, mais de nous sensibiliser au fait que les autres ne perçoivent pas toujours nos intentions, y compris lorsqu’elles sont bienveillantes. Il est utile de prendre le poul des autres de temps en temps.

À l’issue d’une séquence émotionnellement intense, ou si vous avez l’impression de trop souvent vous moquer du barbare qui a l’intelligence d’une pierre, prenez le temps de rappeler que tout cela reste dans le cadre du jeu. Redessinez la frontière entre votre personnage et vous, demandez éventuellement si la personne a besoin de faire une petite pause.

Verbaliser ces choses-là est souvent plus utile qu’on ne le croit, que cela soit déjà clair pour la personne ou non.

La même règle s’applique à vous. Prenez soin de vous et ne comptez pas que sur la bienveillance des autres qui, dans un moment d’excitation du jeu, peuvent temporairement s’oublier et vous blesser involontairement.

Si vous commencez à vous sentir affecté par le comportement d’un ou plusieurs membres du groupe, adressez la situation sans attendre, et ne le prenez pas à la légère. On peut se penser capable de refouler beaucoup d’émotions négatives. Mais même si cela est vrai, la vie nous en donne bien assez sans que l’on ait besoin de venir en chercher d’autres dans une partie de D&D.

Prenez le temps de l’évoquer, demandez à faire une pause si besoin, et si alerter le groupe est trop intimidant, envoyez un message privé à la personne ou au MD pour faire le point en dehors de la partie.

Le plaisir est un plat qui se mange à plusieurs

Nous l’avons dit, les joueurs trouvent du plaisir dans différents aspects du jeu. Cette règle vise à en nommer un que je ne vois pas souvent présenté comme un aspect à part entière, et que je crois pourtant être au cœur du plaisir. Cet aspect, c’est l’inconnu, l’inattendu ou la découverte, tout cela est un peu la même idée. Les monstres que l’on va affronter, les zones que l’on va explorer, les PNJ que l’on va rencontrer, mais aussi et surtout : le potentiel de surprise contenu dans l’imagination et le panel de compétences des autres membres du groupe. Enlevez ce dernier point et D&D se résume à un livre dont vous êtes le héros, ou peut-être à un Skyrim moins immersif.

Les habitudes ont la vie dure et les situations finissent par se ressembler. Si bien qu’à une situation donnée, il est possible que le groupe finisse par toujours répondre de la même façon. Si l’on n’y prend pas garde, toutes les sessions finissent par se ressembler, et D&D, terreau fertile des idées les plus farfelues et mémorables, se rapproche toujours plus d’un Skyrim moins immersif. Si vous êtes joueuse ou joueur de D&D, prenez un instant pour vous remémorer quelques moments forts de vos parties qui vous ont apporté du plaisir. Je suis prêt à parier que pour une majorité de personnes, on trouvera le plus souvent non pas des séquences issues d’une action de leur propre personnage, mais des situations auxquelles des décisions d’autres personnages ont conduit, ou tout du moins auxquelles ils ont contribué. On n’est jamais mieux surpris que par les autres. Les meilleurs souvenirs de campagne naissent des moments où l’inattendu s’est produit (indépendamment d’ailleurs de l’issue qui s’est soldée par un échec ou un succès), et non de ce qui était parfaitement planifié. Il est facile d’oublier cela, et de ne se focaliser que sur les solutions que l’on a déjà vu fonctionner.

- (MD) Vous arrivez face une palissade en rondins de bois hauts de 3 mètres, profondément enfoncés dans la boue, faisant le tour d’un campement ennemi dont vous ne percevez qu’un fin trait de fumée s’échappant au-dessus. Une sentinelle monte la garde, mais encore cachés à l’orée de la forêt à quelques dizaines de mètres de l’entrée du campement, elle ne vous a pas encore repérés.
- (Léonard) Je vais faire le tour et utiliser ma thaumaturgie pour provoquer un son inhabituel provenant de l’autre côté du campement pour tenter de détourner son attention.
- (Penny) Attends, on ne sait encore rien sur ce campement. Si ça se trouve d’autres sentinels patrouillent, c’est trop risqué.
- (Howard) Pas de soucis, on peut y aller ensemble et je te couvre avec mon passage sans traces.
- (Bernadette) Sinon, on fait comme d’habitude, je me transforme en rat et infiltre le campement sans attirer l’attention.

Dans cette situation, la solution de Bernadette sera probablement jugée la plus efficace par tous, et si l’on laisse de côté le plaisir qu’aurait procuré l’expérimentation d’une solution innovante, elle sera raisonnablement retenue par le groupe, dans la mesure où elle a déjà fait ses preuves de nombreuses fois. La montée en niveau des personnages et les nouvelles capacités débloquées vont mitiger ce problème. C’est la réponse privilégiée des RPG pour contrer le risque de lassitude des joueurs. Mais rappelons-nous que nous jouons à D&D, et non à Skyrim. L’inventivité du groupe et sa capacité à se renouveler est notre meilleur levier.

- (Léonard) Je vais faire le tour et utiliser ma thaumaturgie pour provoquer un son inhabituel provenant de l’autre côté du campement pour tenter de détourner son attention.
- (Penny) Attends, on ne sait encore rien sur ce campement. Si ça se trouve d’autres sentinels patrouillent, c’est trop risqué.
- (Howard) Pas de soucis, on peut y aller ensemble et je te couvre avec mon passage sans traces.
- (Raj) On a toujours notre fiole de polynectar qui n’est pas utilisée, je pourrais prendre l’apparence de leur chef et simplement m’annoncer pour exiger qu’ils me remettent l’otage en inventant une raison quelconque.
- (Bernadette) Oh ! J’aime beaucoup l’idée, mais est-on sûr que le polynectar a été conçu avec des cheveux de leur chef ?
- (Penny) Il y a 9 chances sur 10, mais dans tous les cas, je meurs d’envie de découvrir ce que ça donnerait !

Quelle qu’en soit l’issue, voilà qui annonce une séquence beaucoup plus mémorable et D&D’esque.

Une solution qui marche est une bonne solution, mais elle n’est pas la solution.

Dans le but d’apporter un peu de nuance, évoquons qu’il est naturel de vouloir balancer le risque et ne pas toujours chercher la solution la plus loufoque au risque de basculer dans le nanar permanent. Comme pour d’autres règles, évitons les interprétations trop littérales et cherchons plutôt à en intégrer l’intention. Quand le danger est manifeste, le groupe souffrira moins de se tourner vers une solution qui va réduire le risque au maximum. Cette règle met en garde contre l’effet délétère que ce réflexe peut avoir sur le plaisir de jouer à long terme s’il est trop souvent déclenché dans des situations où le niveau de danger est surévalué. Les succès et les échecs les plus mémorables ne se décrochent pas sans risques, quitte à y laisser quelques points de vie.

Par ailleurs, un point potentiellement difficile à traiter réside dans le fait que chaque membre du groupe peut avoir une tolérance différente au risque de perdre son personnage. Cela peut créer des situations de conflit lorsqu’un membre qui apprécie le frisson de l’exposition au danger va rencontrer la résistance des autres membres plus conservateurs avec leurs points de vie. Le MD doit gérer ces situations en évitant de faire de ces membres plus conservateurs, des victimes collatérales des plans qu’ils n’auraient pas accepté de déployer sans l’insistance de ceux qui ont un goût plus prononcé du danger. Dans la mesure du raisonnable, le MD modulera les conséquences néfastes d’une action sur un membre du groupe en fonction du seuil de tolérance de ce membre. Je laisse chacun juge de ce qui lui paraît raisonnable. Pour ma part, je m’attends à ce que plonger spontanément dans une fosse à pieux ou se jeter dans la gueule d’un tyrannosaure sans justification rationnelle autre que de tâter le niveau de danger, pourra avoir des conséquences mortelles y compris pour le personnage d’une joueuse ou d’un joueur pour qui il aurait été établi que le seuil de tolérance au risque de mort est bas.

Les règles c’est bien, les outils c’est mieux

Les principes derrière ces règles sont pleins de bonnes intentions, mais aussitôt chassé, le naturel revient au galop. Comme je l’ai déjà évoqué, il ne suffit pas de poser un cadre. Encore faut-il se donner les moyens de le faire survivre à l’épreuve du temps. S’efforcer d’agir en cohérence avec les règles énoncées précédemment et les rappeler régulièrement sont des moyens nécessaires pour y parvenir. Mais j’ai songé qu’il serait plus facile pour le groupe de les adopter en passant par l’utilisation d’outils pratiques présentés comme des extensions de celles-ci.

Ces outils devaient être essentiellement verbaux, pas d’application à installer sur smartphone ou de compte à créer sur une nouvelle plateforme, rien de tout ça. L’adoption de ces outils devait se faire au coût le plus faible possible. L’espoir étant qu’à travers l’adoption de tels outils que nous utiliserions peut-être de manière un peu scolaire dans un premier temps, nous forcions l’intégration des règles sous-jacentes, de sorte qu’avec le temps elles seraient intégrées de façon suffisamment naturelle pour que nous puissions nous passer des outils.

Je suis loin d’être le seul à m’être penché sur la question. La carte X est un exemple d’outil qui a été proposé par un certain John Stavropoulos. Dans cet esprit de favoriser une culture de la sécurité dans le groupe, en voici un sur-mesure que j’ai proposé d’introduire pour notre campagne.

La présidence tournante

Cet outil fonctionne à l’aide d’un jeton (qui peut être un jeton mental) qui va régulièrement passer de main en main en suivant un ordre prédéfini. Le membre du groupe qui a le jeton en sa possession est appelé le président ou la présidente, et cela devient sa prérogative d’arbitrer le prochain dissensus. Une fois l’arbitrage fait, le titre et le jeton passent automatiquement au membre suivant.

On appelle dissensus une situation dans laquelle le groupe fait face à un problème que plusieurs membres proposent d’aborder avec des solutions différentes non compatibles, conduisant éventuellement la partie à une impasse. Lorsque cela arrive, n’importe qui (y compris le MD) peut demander à l’actuel président ou l’actuelle présidente d’arbitrer. Lorsque tout le monde a accepté ce recours, le jeton est alors déclenché, et il revient à la joueuse ou au joueur qui a le jeton en sa possession d’arbitrer avant de le faire tourner.

Lorsqu’un des membres du groupe demande à faire appel au jeton, il est nécessaire que le groupe accepte à l’unanimité avant de le déclencher effectivement. Cette précaution est prise afin de laisser une chance aux membres qui estiment avoir besoin d’un délai supplémentaire pour mettre au point une solution susceptible de faire naturellement consensus. Ce délai doit être raisonnable, afin de ne pas bloquer la partie trop longtemps. Nous ne le chiffrons volontairement pas et comptons sur le bon sens de tous dans une première version de cette règle afin de lui laisser une certaine flexibilité.

La détentrice ou le détenteur du jeton est libre de choisir la solution qui lui semble être la meilleure selon ses critères. Il lui est toutefois fortement recommandé de choisir une solution accordant un rôle prédominant à son personnage. Dit autrement : il s’agit d’un ticket pour offrir un moment de gloire ou d’échec mémorable à votre personnage, et il est supposé être utilisé comme tel, bien que cela ne soit pas obligatoire. Par ailleurs, les autres membres du groupe sont fortement encouragés à construire sur cette solution en suggérant l’aide de leur personnage pour faciliter l’action à entreprendre, avec dans l’idée que cette scène devrait être une occasion pour qui détient le jeton de faire valoir les atouts de son personnage.

Un point d’attention à souligner à la mise en place de cet outil est de ne pas faire appel au jeton trop rapidement, à la première ombre de la moindre discussion. Un des problèmes que cet outil cherche à adresser est le cas typique d’une session qui tend à s’attarder trop longtemps sur un obstacle. Cependant il serait dommage d’être trop prompt à sous-estimer la capacité du groupe à régler ces situations spontanément. Certains joueurs apprécient autant de prendre le temps de délibérer que d’autres aiment mettre du rythme dans les parties. Il est important d’être respectueux des goûts des autres. Déployer trop rapidement cet outil pourrait frustrer ces joueurs qui se sentiraient interrompus au milieu de l’élaboration d’une idée potentiellement brillante.

Le mot de la fin

Merci beaucoup d’être arrivé au bout de cet article. Comme mentionné dans l’introduction, je suis conscient qu’une bonne partie, sinon la quasi-totalité de son contenu s’adresse en premier lieu à celles et ceux qui pratiquent déjà ce loisir, du fait de nombreux points spécifiques auxquels les personnes qui n’ont pas eu l’opportunité d’y mettre un pied auront du mal à se connecter. Au cours d’une discussion avec un des membres de mon groupe, j’ai trouvé révélateur que cette personne pointe du doigt le fait que les compétences sociales sur lesquelles je souhaitais mettre l’emphase avec ces règles trouvaient des applications dans des contextes étrangers à D&D. Je serais curieux de savoir dans quelle mesure cet article aura réussi à faire entrevoir à des non-joueurs dans quelle mesure ce jeu peut servir d’accélérateur du développement de ces compétences. Je souhaite également mentionner le livre Dungeons & Dragons: How to Be More D&D, rédigé en anglais par Kat Kruger, dont la lecture a contribué à l’envie de publier cet article. Si l’idée de faire de D&D un vecteur vers plus de bienveillance vous séduit, n’hésitez pas à l’ouvrir, je suis sûr que vous en retiendrez quelque chose !

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