Mes vacances dans l'endroit le plus magique du monde

J’ai passé les fêtes de fin d’année dans l’endroit le plus magique du monde. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est la pub. Les lumières, la musique, les sensations, les personnages, les décors, le sucre, les files d’attente et les oreilles de souris à 45$, Disney World a indéniablement quelque chose de magique. Tout est faux, même les montagnes, tout le monde le sait, mais on a quand même très envie d’aller s’en émerveiller. En tout cas j’en ai très envie. Même une fois rentré et My Disney Experience désinstallée, bien que content d’avoir retrouvé le calme et la familiarité de mon foyer, j’ai immédiatement envie d’y retourner. Voilà qui - je dois l’admettre - me rassure quand même un peu : je suis bien un produit du consumérisme. Non pas que j’en doutais, entendons-nous bien. Mais résistant un peu trop longtemps à la tentation des sabres lasers en plastique lumineux, aux tee-shirts éco-responsables du Bangladesh ou aux coques d’iPhone Pizza Planet, je craignais que la magie n’opère pas. J’ai même réussi à laisser plus d’argent que prévu à Mickey.

Alors, tout va bien.

Mickey Parade

The Most Magical Place on Earth

Cependant, le réactionnaire en moi n’aura pas cédé à l’ambiance de la célébration la plus magique du monde à l’occasion des 50 ans du parc. Si vous êtes de ceux qui pensent que l’avenir est radieux et que vous avez foi en l’humanité, permettez-moi de vous gâcher la journée avec trois histoires pour devenir plus pessimiste et aigri.

La procrastination intergénérationnelle

Magic Kingdom, le royaume de la magie. Un parfum de caramel, de chocolat et d’ananas flotte dans l’air. En passant sous le château de Cendrillon on entend diffusé au loin le message de paix et d’unité internationale sur cet air bien connu de ceux qui ont eu la chance de visiter les poupées de It’s a Small World. Les couleurs pastel sont sublimées par le soleil de Floride, on a l’impression de se trouver au cœur d’un film d’animation. Partout alentour, les queues débordent des petites têtes blondes et de leurs parents qui patientent en arborant fièrement les oreilles de Mickey.

Un petit creux, rendez-vous au Casey’s Corner sur Main Street. Pas de place pour m’asseoir, pas de problème, je remplis mon gobelet en carton recyclable de Coca Cola et je sors avec mon plateau. La terrasse est pleine, qu’à cela ne tienne, je m’éloigne et je m’installe sur un muret à 100 mètres à peine. Installé, je mange et je bois mon petit morceau d’Amérique devant la parade de Mickey et ses amis. Je ne suis pas le seul à avoir eu l’idée, d’autres étaient là avant moi. Je le sais car ils ont laissé leur plateau et les emballages sur le sol. Tout va bien, des employés du parc sont là pour nettoyer après. Justement j’en ai croisé une en descendant du bus ce matin. Elle avait l’air fatiguée. Normal, elle doit avoir 70 ans au moins. Mais elle m’a souri, alors, tout va bien. En plus, elle est équipée d’une pince télescopique, pour ramasser les déchets au sol sans trop se baisser. Elle la manipule avec autant de précision que ses propres doigts. Je l’ai vue attraper un mégot de cigarette encore à moitié allumé. J’ai aperçu la personne qui a laissé le mégot partir quand je suis descendu du bus. Je savais qu’elle était là car j’ai senti l’odeur de sa cigarette. Les enfants qui attendaient pour monter dans le bus quand j’en descendais aussi d’ailleurs je suppose. Sur son chemin vers le parc, il y avait des poubelles. Mais elle ne pouvait pas le savoir sans s’y être d’abord rendu. Dans le doute, elle a laissé le mégot sur le sol, je comprends.

De toute façon, quelqu’un nettoiera après.

Cigarette butts on the street

Je vais quand même rapporter mon plateau au restaurant. De toute façon, c’est sur mon chemin et j’ai encore soif. Je vais me resservir un peu de Coca avant de jeter mon gobelet en carton recyclable. Tiens, ça ne fonctionne pas. Je place le gobelet, j’appuie sur le bouton, rien. Il y a une autre fontaine à côté, j’appuie, toujours rien. Cette fois, je suis attentif au message automatique de la machine. No refill, pas de re-remplissage, je repense à ce reportage qui se passait en Chine. Celui avec les rues quadrillées de caméras et la technologie de reconnaissance faciale appliquée à la surveillance individuelle de masse. Est-ce que la machine sait que j’ai déjà bu un coca ? Je regarde sous le gobelet, il y a une micro puce qui communique avec la fontaine. J’ai encore soif, mais le Coca coûte 4,99$ sans les taxes. C’est moins cher que 5$ mais c’est quand même pas donné. Je vais plutôt boire de l’eau, c’est meilleur pour ma santé. Je jette mon gobelet un peu moins recyclable, tant mieux pour ma vie privée, tant mieux pour Disney, tant mieux pour le diabète, tant pis pour la planète.

La cristallisation des bullocraties

Je suis dans la file d’attente pour Soarin’ around the World à EPCOT. Ils diffusent un message d’alerte dans la file pour avertir des effets de l’attraction. Je suis sujet au vertige donc j’hésite à la faire. Finalement je me lance quand même, au pire je fermerai les yeux, et puis je n’ai pas attendu tout ce temps pour renoncer maintenant.

Devant moi il y a deux enfants. Ils font des trucs que les enfants font quand les enfants s’ennuient dans les files d’attente. Je les trouve sages, d’autant que ça va bientôt faire une heure qu’on attend. Pendue au bras de maman, la fille se promène dans les réglages de son Apple Watch, elle-même pendue à son iPhone. Je me demande si elle l’a remarquée. Maman a le regard un peu éteint. Elle a passé le gros de la file à défiler sur Facebook. Ça me rend curieux, je m’approche, j’essaye de voir ce qu’il y a dans sa bulle. Trump et ses impôts rendus publics dans le cadre de l’enquête sur le Capitole. J’apprends que c’est un coup monté des démocrates pour l’empêcher de reposer sa candidature. Nouveau post Covid : La Cour suprême de Floride nomme un grand jury sur les vaccins. Elle like le titre, partage le post et clique sur une pub pour des Ugg’s à 30% en moins. Je me demande si finalement ce ne serait pas ça la fin de l’empire Romain. Une seconde et demi pour diffuser, deux heures de plus pour debunker.

Je croise le regard de son fils. Je lui souris et il me sourit en retour. Il fait semblant de se cacher derrière sa mère. Il joue à cache-cache avec ses mains. Je détourne les yeux un moment, puis je l’observe à nouveau. Il est toujours sur moi. Je le vois sourire à nouveau, content de constater que je ne l’ai pas juste ignoré.

Le père est juste à côté, à deux mètres de la famille, il leur tourne le dos. Je pense que c’est le père parce qu’il est plus vieux, même s’il est déguisé en ado. Il a le cou en angle droit, le visage incliné vers le sol, éclairé par TikTok. Je jette un coup d’œil dans sa bulle. Une pub pour un SUV, un voyage à Disney, de la mousse à raser. Je le vois lancer une vidéo. C’est une gamine anorexique qui met de la crème de nuit en pyjama. Papa essaye de zoomer avec les doigts, mais ça ne fonctionne pas. La file avance.

Disney’s Hollywood Studios

Le soir, je retourne à Hollywood Studios. J’ai pris une claque dans Rise of the Resistance, et je veux la refaire au plus tôt. Nouvelle file d’attente, les gens sont tendus. Un groupe derrière moi s’agace, une famille coupe la file, ça ne leur a pas plu. La tension monte, les nerfs commencent à vriller. Le père a quelque chose à se prouver, il menace de les frapper, bien content que sa femme lui demande d’arrêter. Elle ne veut pas faire de scène, mais moi je crois bien que c’est déjà raté. Ses enfants sont confus, ils ne comprennent pas pourquoi leur père veut se tapper. La minute d’avant ils étaient en famille à Disney en train de s’amuser. Pas sûr qu’un quart d’heure de gratté vale de gâcher leur soirée. De mon côté, je suis partagé entre rire, pleurer ou filmer. Ce serait dommage d’être aux premières loges, et de ne pas le partager en UHD.

Finalement quand je crois que c’est fini, j’entends “go back to your country”, ou “retourne dans ton pays” comme on dit à Paris. Injonction adressée au père américain, plutôt typé cubain ou mexicain. Du pain béni pour sa femme, qui doit trouver une façon de se convaincre que ses enfants ne pleurent pas à cause de lui. Elle tourne en boucle sur sa fille qui a l’air encore choquée. “N’oublie jamais que tu es née ici”, jusqu’à ce que les excès de virilité soient refoulés. La mère est rassurée, la diversion a fonctionné, l’affaire est maintenant classée au moins pour quelques années. Ça ressortira peut-être un jour en thérapie en face d’un psy.

En attendant, comme ils se sont fait des ennemis, ils ont besoin d’un ami. La mère me regarde et me dit “I’m sorry you had to see that, people are crazy”. Elle comprend que je ne suis pas d’ici, je lui dis que je suis français, et que je vis au Québec. Elle me dit qu’elle aime la France, les croissants et la raclette. Je lui dis que la raclette c’est correct, mais que j’aime autant la poutine. Elle me parle de la coupe du monde, elle me dit qu’elle est désolée mais qu’elle était pour l’Argentine. Je lui réponds que je n’ai pas fini de digérer, mais que c’est gentil de me le rappeler.

Je repense à Mbappé réconforté par un président en plein exercice de non-politisation du sport. Et je repense aux commentaires sous l’image, la bataille de celui qui transgresse le plus fort. Je me demande si pour ces gens, la liberté d’expression, c’est juste d’insulter le président en l’appelant par son prénom, en train de regarder les Anges à la télé la main dans le pantalon. En tout cas, c’est elle qu’ils prennent en otage quand ils tentent de justifier ce qu’ils font, mais ça manque de fond. Ma vérité vaut bien la tienne si tout le monde a raison de toute façon.

La frontière de l’intelligence, c’est là où les postures commencent. Quand on manque d’arguments constructifs, c’est mieux d’avoir des principes plein les manches. Comment faire des choix éclairés quand la moitié de l’assemblée raconte que la solution à tous les maux c’est plus de dépendance et moins de musulmans ? Choisis ton ennemi et tape dessus. Tu n’auras pas de plan d’action, mais tu auras des élus. Une armée de populistes qui mélangent politique et chasse aux sorcières. Comment croire que demain ne sera pas pire qu’hier ?

Le culte du nombril

Je suis à Pandora, dans la vallée de Mo’ara, un mec sort d’une boutique à quelques pas devant moi. Obligé de ralentir pour pas lui rentrer dedans, heureusement que je suis alerte, j’aurais pu faire une d’Artagnan. Lui ne m’a pas du tout senti, en même temps il ne regarde pas devant lui. Il faut le comprendre, il est occupé à chercher le bon angle pour son prochain selfie. Un serre-tête Mickey sur la tête, il avance les bras tendus comme un somnambule, en occultant complètement tout ce qui dépasse de sa petite bulle. Je lui passe devant, et sans se couvrir la bouche, il tousse au même moment. C’est dommage, j’ai réussi à esquiver le Covid jusqu’à maintenant. En même temps, je suis qui pour lui demander d’être plus vigilant ?

Au même moment, je reçois une notification Youtube. Je clique dessus, l’app démarre et je laisse passer la pub. Un mec qui répond à un commentaire que j’ai fait sur une vidéo d’il y a deux ans. Je me demande si c’est la meilleure façon d’utiliser son temps. Je relis mon commentaire, je me plaignais des sous-titres incrustés qui donnent des convulsions. Cette nouvelle trouvaille à la con qui consiste à publier des vidéos d’interview que tu peux regarder sans le son. Je veux dire que si c’est pour lire du texte, pas sûr que ce soit la meilleure invention. Le mec me fait la morale, il m’explique que c’est la DA, je ne sais pas ce que c’est la DA. Il me dit que tout le monde n’a pas la chance d’entendre comme moi. Et je me demande combien de temps il faut rester seul pour devenir aussi plat.

Le lendemain, je fais la queue pour Space Mountain. Juste à ma droite, il y a des gens dans la lightning lane. Sous le chapiteau, pour nous isoler, ils ont mis des barrières. Sauf qu’à ce moment, c’est plus rapide dans la queue régulière. J’en vois qui s’énervent, qui se demandent pourquoi ils ont payé plus cher. “Apparently you need to be poor to get there first, that is so unfair”. Je me dis qu’elle a sûrement mal dormi, qu’elle ne s’est pas levé du bon pied. Et elle doit être malade aussi, elle vide ses poumons dans ses paumes, elle n’arrête pas de tousser. Sa file avance, elle met la pression à son groupe, elle se met en mode gendarme. Elle colle le gars de devant, avance en faisant glisser ses mains le long des rambardes. Une fois partie, je vois une pancarte anti Covid placée juste derrière. Je me dis que ça doit être l’idée qu’elle se fait des gestes barrières.

On arrive à la fin du séjour, c’est le dernier jour et il est bientôt minuit. Ce serait dommage de partir sans voir le feu d’artifice de Minnie. La place est déjà bien animée, mais j’arrive à me faufiler, je trouve une place pas si mal pour m’installer. Premier tir de fusée, et finalement je crois que je vais plutôt matter les fesses de bébé. Je parle du fiston posé sur les épaules de papa juste devant moi. En même temps, c’est ma faute, je me suis décalé pour le laisser passer, je ne pensais pas qu’il resterait là. Pas de problème, je peux voir les lumières sur l’iPad de maman. Elle est juste à côté et filme avec le flash en dansant. Quant aux sons et à la musique, j’ai déjà de la chance de les entendre apparemment. En même temps, je suis qui pour leur dire d’être plus arrangeants ?

Des fois je me demande si plein d’êtres humains tout seuls, ça fait une société.

Stormtroopers at the Rise of the Resistance attraction

Hâte d’y retourner

En quittant l’hôtel, je marche derrière un mec en peignoir qui se dirige vers la piscine pour aller se baigner. Il tient sa fille par la main, son sac à dos sur les épaules avec Mickey dessiné. Sa fille marche sans faire exprès sur une serviette abandonnée sur le sol que quelqu’un a laissé traîner. Arrivée à la piscine, sa fille se précipite au portail et bloque le chemin d’un employé. Le père retient sa fille, lui dit de laisser passer l’employé, qui porte des oreilles de Mickey. Puis il lui tend la serviette usagée qu’il venait de ramasser.

J’arrive à leur niveau, je passe juste à côté. L’employé me sourit, me souhaite de passer “a nice day”. Assis dans le bus, je suis en route pour l’aéroport, et je me demande s’il ne l’avait pas ramassée, est-ce que j’aurais moi-même fait l’effort.

Peut-être que c’est ce mec qui a raison.
Peut-être que le pessimisme, c’est juste un alibi pour être un con.
Peut-être qu’il ne faut pas trop regretter quand la politique contrôlait le système médiatique.
Peut-être qu’il faut plus écouter les gens qui font des discours toxiques.
Peut-être qu’il faut moins de guignols démagogiques, et plus d’esprit critique.
Peut-être qu’être optimiste, c’est plus une compétence à travailler.
En tout cas, j’ai bien aimé mes vacances à Disney, j’ai vraiment hâte d’y retourner.

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