L'ISF au secours de notre système de retraite

Dans un document publié en ce mois de Janvier 2023, Oxfam (ou Oxford Committee for Famine Relief) alerte une nouvelle fois sur les inégalités galopantes dans le monde, et notamment en France où la fortune de Bernard Arnault, encore récemment PDG du groupe LVMH, est estimée en octobre 2022 à 158 milliards de dollars.

Voilà qui est parfaitement indécent. Il est donc tout à fait urgent que chacun mette de côté sa pioche, sa pelle, son marteau, sa faucille ou son crayon (choisissez votre arme, moi c’est plutôt un clavier du coup), sorte de l’usine ou de l’école et s’efforce dès maintenant d’exercer une pression constante sur notre gouvernement ultralibéral afin d’éradiquer enfin ces fortunes immorales.

C’est en tout cas le projet politique de Marine Tondelier, qui souhaite une France débarrassée de ses milliardaires.

Jean-Luc Mélenchon a lui aussi rebondi il y a quelques jours sur l’analyse faite par Oxfam, dans une conférence à laquelle j’ai déjà réagi. Dans cette séquence de la conférence, Jean-Luc Mélenchon nous éclaire :

“Voyez-vous, les chiffres qui ont été donnés par Oxfam […] sont terrifiants. Franchement, je ne m’attendais pas à une chose pareille. Il suffirait d’une taxe de 2% sur 42 personnes pour régler un problème qui va pourrir la vie de plusieurs dizaines de milliers de personnes”.

En l’occurrence, Jean-Luc parle bien de récupérer ce qui représente aujourd’hui environ 12 milliards d’euros et qui devrait servir à contrebalancer le déficit annuel des caisses de retraite, anticipé par le Conseil d’Orientation des Retraites dans son fameux rapport paru fin 2022. Pour ceux que cela intéresse, une synthèse a été publiée sur le site du COR début janvier 2023, c’est un peu technique mais on parvient à comprendre l’idée. Je crois en avoir saisi l’essentiel, cela ne devrait donc poser aucun obstacle à la plupart d’entre nous (pour rappel : je suis un gogol). Ceci dit, j’avoue sans honte avoir eu besoin d’écouter plusieurs fois certains passages de cette conférence du 19 janvier pour m’éclairer sur les points les plus techniques. Il s’agit d’une conférence conjointe des commissions parlementaires des Finances et des Affaires Sociales, organisée pour discuter justement du rapport du COR. Si vous êtes à jour sur Netflix et que vous prévoyez de vous ennuyer ce week-end, alors comme moi, jetez-vous d’urgence sur cette passionnante conférence et passez une soirée de folie à vous plonger dans le détricotage du rapport, avec en invité spécial pour l’occasion : Pierre-Louis Bras, président du conseil qui a publié ledit rapport, rien de moins. Pour les plus courageux, je vous invite à regarder jusqu’au bout, et notamment après 1 heure et 20 minutes. Vous y découvrirez alors les questions des représentants des commissions et autres députés. La plupart sont chiantes et utiles, mais heureusement une partie de nos serviteurs (mention spéciale pour l’extrême droite de Thomas Ménagé) sont manifestement plus intéressés par la polémique que par l’obtention d’explications techniques. Soyons rassurés donc. Voilà qui devrait, si vous restez accrochés jusque-là, relancer votre intérêt pour le film.

Pour les moins courageux ou les plus occupés, le cœur de la conférence se déroule entre les minutes 19 et 45. Dans cette séquence, Pierre-Louis Bras détaille les éléments clés du rapport et nous aide à y voir plus clair. J’attire votre attention sur le fait qu’il est préférable de regarder la séquence en entier. N’imitez notamment pas l’erreur de Marcel sur Twitter, qui semble s’être arrêté à la minute 28 pour aller faire un barbecue.

Il aura peut-être échappé à Marcel que l’on peut réduire nos dépenses, mais que pour savoir si notre bilan est positif, encore faut-il évaluer nos recettes. Pour utiliser des termes plus comptables : si l’on coupe le RSA à Marcel, alors terminée la fête à la saucisse, et ce même si le prix des merguez descend. Bon, je suis taquin. Après tout, Marcel, on l’aime bien. Et puis il ne fait de mal à personne quand il s’en va cueillir quelques cerises. Soyons sérieux, ce n’est pas comme s’il était, disons, sénateur écolo.

Bon, passons.

Une taxe de 2% sur les 42 personnes les plus riches de France donc.

Alors, je suis bien obligé de me rendre à l’évidence, c’est imparable, et c’est vrai que ce serait simple et efficace. Vite fait, bien fait. Toutefois je dois dire que quelque chose me dérange. Non pas que le principe de solidarité forcée me pose un quelconque problème. Mais tout est affaire de curseur, et je trouve Jean-Luc Mélenchon un peu extrême dans sa proposition, ou bien pas assez, selon le point de vue.

Prenons ce tableau extrait de la page 40 du rapport d’Oxfam.

Illustration des recettes potentielles qui pourraient être collectées auprès de cinq milliardaires figurant parmi les 20 personnes les plus riches du monde - Oxfam

Alors, je suis d’accord et je le répète : 158 milliards de dollars pour Bernard Arnault, c’est beaucoup trop. Pour être transparent, je m’inquiète plus pour la pauvre Françoise Bettencourt Meyers et son patrimoine bien plus modeste d’à peine 75 milliards. Fondamentalement, je suis aligné sur Jean-Luc Mélenchon. Mon seuil de tolérance à la vermine capitaliste est simplement plus haut que le sien. Si je devais me mouiller, je donnerais ce chiffre : 100 milliards. En dessous de 100 milliards, on peut garder le niveau d’imposition actuel. Au dessus toutefois, alors il faut taxer plus. 99 milliards, ça va, 100 milliards, quand même, c’est trop. En somme, la solution se trouve bien dans la poche des autres, mais uniquement ceux qui ont vraiment de très grandes poches. Et s’il se trouve que l’on fait uniquement celles de Bernard Arnault, nous n’aurons qu’à aller au bout de l’idée, et ainsi nommer cette nouvelle taxe : l’impôt de solidarité sur la fortune de Bernard, ci-après ISFB. Après tout, pourquoi s’encombrer de catégories abstraites quand on connait le nom des méchants ? Ce dont nous avons besoin correspondant à peu près aux 13,45 milliards qui apparaissent dans la colonne tout à droite (les 20% d’impôts sur les plus-values non réalisées), je propose donc en toute simplicité de ne garder que la première ligne du tableau, et de nommer cette dernière colonne ISFB.

Alors certains s’y opposeront, voyez-vous. Il y en a qui sont assez fous pour croire que Bernard Arnault est leur ami. Du haut de leurs 40000 euros annuels, ils se sentiraient toutefois concernés par l’ISFB. Que voulez-vous, il y aura toujours quelques originaux pour croire en une idée de la justice sociale pervertie par les notions de responsabilité et de mérite. Cette lecture de la justice sociale selon laquelle il serait préférable de se limiter à son sens procédural, et donc à la seule poursuite de l’égalité des chances, en dépit de la véritable justice : la nôtre, celle qui applique le principe de redistribution égale, quelque soit la contribution de chacun.

Si bien que si l’on souhaite offrir à l’ISFB la moindre chance d’être un jour inscrit dans notre constitution, il est nécessaire d’ajouter une autre mesure à notre proposition de loi

Les plus-values non réalisées de Bernard (ci-après PVNRB) correspondent à la valorisation de son patrimoine mobilier. Autrement dit, si en octobre 2017, Bernard possède l’équivalent de 90,75 milliards répartis par exemple entre des actions LVMH, des actions d’autres entreprises et des dettes d’États, et qu’en octobre 2022, ce même capital est maintenant valorisé à 158 milliards, cela signifie que Bernard a réalisé une plus-value de 67,25 milliards. On dit que cette plus-value est non-réalisée car tant qu’il n’a pas vendu ses titres, il ne les a pas convertis en argent liquide qu’il peut ensuite utiliser pour s’acheter des paquebots, envoyer des voitures en orbite, ou déboiser l’Amazonie. 13,45 milliards correspondent donc à 20% des PVNRB. Pour les payer, Bernard devra donc à priori vendre pour 20% de ses valeurs mobilières. Peut-être d’ailleurs au moment le moins opportun, diluant au passage très probablement son pouvoir d’action au sein du groupe LVMH pour le meilleur et pour le pire (ce n’est pas moi qui pourra juger de cette question), secouant également pas mal la bourse, encore une fois sans doute pour le meilleur et pour le pire. Mais ça, ce sont les problèmes des riches. Nous, les vertueux qui gardons nos doigts propres et loin de la bourse, serons heureux de voir notre système de retraite sortir la tête de l’eau. Et c’est après tout bien audible de considérer que c’est ce qu’il y a de plus important. Pour utiliser un gros mot : c’est même capital.

Mais imaginons un instant que toute la fortune de Bernard s’effondre en l’espace de quelques années. Rassurons-nous, cela semble aujourd’hui peu probable, mais c’est hypothétiquement possible, et ce pour des raisons diverses. Supposons par exemple que LVMH fasse faillite. Bernard pourrait aussi disparaître tragiquement et transmettre son patrimoine à d’irresponsables héritiers qui décideraient de le dilapider dans le tourisme spatial et la production de contenus ASMR. Imaginons une situation moins tragique, mais qui nous concernerait malgré tout. Octobre 2027, sur la période des cinq dernières années écoulées, les gens ont acheté moins de sacs Louis Vuitton, et Bernard affiche une moins-value non-réalisée de 10 milliards. Problème : il n’y a rien à taxer, nos retraites sont menacées. Et c’est là que j’en viens à ma proposition qui, je le crois, est un petit prix à payer afin de garantir la pérennité de ce système sans faille. Il nous faut introduire un impôt de solidarité pour la fortune, ci-après ISF, et là encore, spécialement pour garder à flot la fortune de Bernard Arnault.

Faisons le calcul. Pour obtenir les 13,45 milliards nécessaires (pour simplifier, je vais raisonner hors inflation), il faudrait que Bernard réalise les mêmes PVNRB que sur la période précédente, soit 67,25 milliards. Son bilan actuel étant de -10 milliards, il est donc nécessaire de trouver 77,25 milliards à ajouter à la fortune de Bernard, qu’il pourra ensuite utiliser pour investir dans de nouveaux titres financiers. L’ISF doit servir à financer cette aide pour Bernard Arnault. 77,25 milliards répartis sur 28 millions de contributeurs sur une période de 5 ans revient à 552 dollars par contributeur par an. C’est conséquent, mais pour la survie de notre système de retraite, je sais que nous pourrions ponctuellement faire cet effort.

Nous pourrions également laisser Bernard Arnault s’appauvrir et trouver d’autres riches à qui faire les poches. Je suis même ouvert au compromis, je peux tout à fait réviser à la baisse mon seuil moral d’imposition de 100 milliards à 80 milliards, voire à 50 milliards.

Mais une première objection que nous pouvons faire, est que changer le nom de cette taxe trop souvent risque d’être vu comme du temps perdu par nos institutions. Il nous semblerait absurde que l’argent public serve à financer de longs débats de nature purement sémantique à l’Assemblée Nationale.

Par ailleurs, nous courrions le risque de faire du Bernard Arnault une espèce en voie d’extinction. Je comprends bien que - pour une raison qui maintenant que j’y pense, m’échappe un peu - il s’agit de la nouvelle priorité numéro une du parti écologique. Mais si Mélenchon pousse pour taxer toujours plus les riches, alors il doit bien penser qu’il nous faut des riches à taxer. Il faudra peut-être régler cette contradiction au sein de la NUPES.

Si la fortune de Bernard Arnault disparaît, alors ce que nous décidons d’en prélever durant les périodes où l’économie se porte bien disparaît avec elle, ainsi que notre vœu le plus cher de rester bien sagement assigné à résidence sociale. C’est l’ordre naturel des choses, et personne ne voudrait y toucher. Il serait triste de mettre nos politiciens populistes d’extrême gauche au chômage technique, car cela ouvrirait un boulevard pour les populistes à l’extrême droite de l’hémicycle pour qui la voie serait entièrement dégagée pour aller cogner sur les autres grands responsables de notre misère : les immigrés.

En résumé donc, pour le salut de notre système de retraite ainsi que pour celui des immigrés, soyons prêts à nous cotiser pour Bernard Arnault, oui à l’ISF !

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